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Yzabel-Desage-critiques-et-points-de-vue-de-lectures.over-blog.com

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Ce blog a pour but de partager mes critiques, avis et points de vue de lectures : romans contemporains et classiques, autobiographies et faits divers, théâtre, poésie, essais psychanalytiques, sociologiques, éducatifs, romans graphiques et BD, littérature jeunesse.


Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, 2014

Publié par Isabelle Desage sur 1 Janvier 2019, 21:21pm

Catégories : #Roman contemporain, #essai sociologique

Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, 2014

          Ce livre, qui est davantage une étude sociologique qu'un roman, illustre les paroles de Jean Laurenti dans son article sur l'auteur dans le magazine le Matricule des anges paru en 2014 : « Annie Ernaux est de ces écrivains dont chacun des livre entraîne le lecteur dans une confrontation radicale, sans médiation avec le réel. L'espace, le temps, l'expérience humaine qui y sont approchés constituent un territoire que l'on arpente avec elle, dans une distance qu'abolit la force brute et dépouillée de ses mots ». Et en effet, Annie Ernaux choisit une forme insolite oscillant entre l'essai et le journal intime (ou journal de bord) pour consigner une année d'étude de la consommation dans un centre commercial, « Auchan » de Cergy-Pontoise. L'auteur considère l'hypermarché comme un objet littéraire représentant un microcosme de la société. Si cette approche peut sembler particulière, les lieux de commerce sont pour Annie Ernaux des espaces mémoriels. En effet, sa vie est jalonnée de souvenirs liés à cet univers de la consommation comme en témoignent les premières pages de ce récit dans lesquelles elle cite les grandes surfaces qui l'ont marquée : « Supermarket » de Londres, « Carrefour » d'Annecy, « Intermarché » de la Charité-sur-Loire ou encore, « Mammouth » à Oiartzun. Déjà, dans le roman Les Années, elle évoquait cet univers naissant en France à la fin des années 50 qui semblait être le symbole de la modernité. Dans Regard les lumières mon amour, les lieux de consommation sont liés à des anecdotes personnelles, des souvenirs joyeux ou mélancoliques. Ainsi, on peut dire qu'à la dimension autobiographique et littéraire cette oeuvre tend vers l'étude sociologique. L'auteur souligne la particularité de cet espace de consommation : « il n'y a pas d'espace, public ou privé, où évoluent et côtoient autant d'individus différents : par l'âge, les revenus, la culture, l'origine géographique et ethnique, le look. Pas d'espace fermé où chacun, des dizaines de fois par an, se trouve mis davantage en présence de ses semblables, où chacun a l'occasion d'avoir un aperçu sur la façon d'être et de vivre des autres ».

          De ce lieu dont elle fait son sujet, Annie Ernaux est d'abord une observatrice attentive. Elle décrit minutieusement ce « temple de la consommation » dénommé « Centre commercial des Trois-Fontaines » de Cercy, « énorme forteresse rectangulaire en briques rouge-brun, dont la grande façade, celle tournée vers l'autoroute, est en vitres-miroirs, reflétant les nuages », puis celle du supermarché Auchan auquel on « accède […] par dix portiques dont quelques-uns, monumentaux, évoquent l'entrée d'un temple mi-grec mi-asiatique, avec leurs quatre colonnes surmontées de deux toits distants, en forme d'arc, le plus haut en verre et métal, débordant avec grâce ». L'auteur aime à flâner entre les rayons et les étalages qu'elle mentionne, celui de la poissonnerie, des fruit et légumes, de la parapharmacie mais aussi celui dédié à la librairie (dont l'espace se réduit au fil des mois), sans oublier le rayon « discount ». Elle décrit aussi les stratégies commerciales de la grande surface : les offres qui varient toute l'année en fonction des saisons et du rythme des différentes fêtes religieuses et culturelles ou rendez-vous quotidiens (jour de l'an, Noël, Pâques, Nouvel-an Chinois, Ramadan, rentrée des classes, Saint-Valentin…) mais aussi en fonction de la rentabilité des offres promotionnelles, les différentes caisses (automatiques ou non), la communication destinée à la clientèle (gros prix colorés, annonces, tickets de réduction).

          Aussi, Annie Ernaux donne à voir ceux qui retiennent rarement l'attention dans la littérature : les employés et les clients. Leur évocation donne lieu à de véritables petits portraits de la vie quotidienne. Ainsi, on remarque la conductrice de la machine à nettoyer le sol, majestueuse « dominant les clients de son siège surélevé » ; l'enfant qui plonge la main dans un bac de bonbons et en apporte triomphalement une poignée à sa mère, gênée ; un jeune couple au rayon des fromages, dont les hésitations révèlent les « prémices d'une vie commune » ; un vieil homme « plié en deux, flottant dans un imperméable » qui « avance tout doucement avec une canne […] » et qui « tient un cabas hors d'âge ». Ces photographies du monde qui l'entoure donnent l'occasion pour l'auteur d'une analyse des comportements, comme on peut le voir avec la description des clients à la caisse » dressée le 7 février 2013.

          Annie Ernaux ne se contente pas de noter ses observations, elle adopte un esprit critique. En effet, le journal de bord est un témoignage argumenté sur l'univers de la grande distribution dans lequel elle dénonce un monde déshumanisé, obsédé par la rentabilité et la surveillance. L'écrivain, fille d'un père épicier, est sensible au déclin des petits magasins et de la vie culturelle que provoquent le développement de ces espaces de consommations gigantesques. Elle s'insurge contre la comédie du langage commercial adopté chez Auchan, contre les adresses à la clientèle, faites d'injonctions, de politesses feintes et d'exagérations trompeuses. C'est « le langage habituel de séduction, fait de fausse bienveillance et de bonheur promis ». Elle dénonce aussi cette « grande distribution qui fait la loi dans nos envies. Elle s'indigne du mépris de l'hypermarché pour les plus modestes, constatant que le rayon discount se trouve relégué près du rayon de nourriture pour animaux, loin de l'allée centrale du magasin. Enfin elle déplore la froideur de cet univers dans lequel « on peut entrer et sortir […] sans une parole ni un regard aux autres » ; elle considère le passage en caisse automatique comme un « système éprouvant, terroriste », qui donne l'impression que la « machine s'énerve de plus en plus, vous estime nul et incompétent ».

          Mais l'hypermarché n'est pas dépeint que sous un angle critique. En effet, le regard de l'écrivain est ambivalent car elle révèle également son attachement à ce lieu familier et son intérêt pour les hommes et les femmes qui l'occupent. Elle explique ainsi que l'hypermarché est pour elle un lieu de divertissement, de distraction (elle dit aimer se promener dans ce lieu dans ses moments d'écriture). Annie Ernaux se place à la hauteur du lecteur-consommateur afin de l'inviter à regarder sous un jour nouveau, un lieu qui nous est familier.

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