Chavirer, Lola Lafon, édition Babel, 2020

« Ces cadeaux que Cathy lui offrait chaque fois qu’elle venait à la MJC. Pour célébrer la fin de l’hiver. Pour le triple tour réussi. Pour son 15 en français. Pour rien. Parce que. Un brillant à lèvres à la noix de coco, un poster du film Flashdance, un journal intime qu’on pouvait fermer d’une clé miniature -autre îlot. Un mini coffret bleu gravé Christian Dior : une palette de fards à paupières [ …]. Avant de s’endormir, Cléo avait humé Opium à petites inspirations, nuage de fumée sucrée. Le danger avait l’haleine tiède d’un animal assoupi. »

Une nouvelle fois, Lola Lafon exploite ce que j’appelle la figure de l’ogre, du prédateur, celui ou celle qui se montre charmant, intéressant, aimant. Mais cette créature bicéphale abuse ses proies et en abuse comme dans ce roman, directement ou pour satisfaire l’appétit d’autres personnages, plus forts que lui, plus cyniques, intouchables. C’est ainsi qu’en 1984, Cléo, 13 ans, issue d’une famille modeste de la région parisienne est approchée par une belle dame digne d’un conte de fée. Cette dame fait rêver Cléo en lui proposant d’obtenir une bourse afin de réaliser son rêve, celui de devenir danseuse et de ce fait, de sortir de son milieu. La bonne fée se fait appeler Cathy et va entraîner sa nouvelle proie dans un piège. Totalement séduite par cette femme qui est bien habillée et sent bon et qui l’invite au restaurant et lui offre de multiples cadeaux, la jeune fille souhaite lui faire plaisir et surtout, conserver son attention. Pour cela, elle va se prêter au jeu et croire pleinement à sa chance : quand Cathy lui propose de recruter d’autres jeunes filles de son collège, Cléo n’hésitera pas. Des années plus tard, Cléo porte en elle un lourd fardeau de culpabilité jusqu’au moment où un fichier de photographies sur internet est retrouvé et va susciter un appel à témoin pour parler de la fameuse fondation « Galatée » et de ses « déjeuners » particuliers qui mettaient en relation « des gamines et des hommes de pouvoirs », de « notoriété publique ».

Lola Lafon dépeint une série de portraits de personnes ayant appartenu à cet univers et pose la question des systèmes de prédation et la facilité avec laquelle les jeunes filles approchées ont cédé sans qu’aucun parent ne se soit rendu compte ou inquiété des cadeaux et de l’argent qui affluaient. L’auteur expose également dans ce roman l’envers du décor du métier de la danse et celle du show-business, l’exploitation des corps et les lois du silence omniprésentes par honte, culpabilité ou pour éviter de perdre un avantage, un travail, la considération d’un être idolâtré.

« Dans la voiture, elle lui avait tendu un billet de cent francs et un cube enrubanné, il lui porterait chance quand elle ferait face aux jurés, bientôt : Opium d’Yves Saint Laurent. Son parfum. Elles partageraient la même odeur. (Clin d’oeil) Quelle chose valait cent francs ? Avoir eu l’idée de parler de sa tache de naissance ? Avoir baissé son pantalon ? Elle n’avait même pas dansé ! Oser, avait répondu Cathy. Ne pas s’être laissé démonter. Savoir improviser était essentiel pour une danseuse. Les jurés s’emploieraient à la déstabiliser. A charge pour les candidates motivées de garder le cap. Comme sur scène. »